20 Novembre 2011
Çà et là dans le Delta, Robert Johnson a éparpillé des traces plus ou moins
profondes. Trois tombes, un quartier de Greenwood, un musée, une fondation, une stèle, un petit-fils... Mais le célèbre bluesman est-il encore au goût
du jour dans son pays ? Nous avons fait le voyage pour un constat : la légende s'oriente sérieusement vers l’attraction touristique. Doit-on néanmoins s’en plaindre si elle dynamise la
culture locale ?
Reportage : Daniel Léon, Soul Bag Magazine
/ Photos : Corinne Préteur
Voyager au Mississippi en plein cœur du Delta en 2011, un siècle après la naissance de Robert Johnson (né le 8 mai 1911), relevait pour nous du pur hasard. Mais l'occasion était belle. Pas pour essayer de refaire l'histoire. La vie du fameux bluesman est largement méconnue et le restera. Tant mieux, sans doute, car elle n'appartient qu'à lui. Dès lors, on a juste voulu aller voir sur place, mus par une question : que reste-t-il aujourd'hui de Robert Johnson, dont les enregistrements réalisés en 1936 et 1937 continuent de marquer notre époque à défaut d'avoir marqué la sienne ?
Première étape à Greenwood, où Johnson a vécu ses derniers moments en 1938. Ville natale de Betty Everett, Aaron Moore, Guitar Slim, Hubert Sumlin et tant d’autres qui ont prodondément influencé la musique d'aujourd'hui, Greenwood est aussi désignée comme la capitale mondiale du coton.
Et justement, à la fin des années 1930, Robert Johnson essaie
d'échapper au travail dans les champs, la musique étant plus lucrative. Il se produit dans le quartier noir de Baptist Town, à l'est de Greenwood non loin de la rivière Yazoo. Nous y retrouvons
sur Young Street Sylvester Hoover, diacre de l'église locale, propriétaire d'une boutique et organisateur de tournées : « Le quotidien de Robert Johnson se passait dans cette maison violette, et Honeyboy Edwards vivait juste à côté. Ils venaient là
pour acheter du whiskey mais ils ne pouvaient se déplacer de jour dans cette rue, car la police les embarquait pour les conduire dans les champs de coton. Pour arriver là, ils passaient de maison
en maison en utilisant les portes de derrière... »
La maison violette est bien délabrée mais Sylvester nous invite à entrer et nous montre une grande scie, indispensable pour couper du bois, une pierre évasée dans laquelle ils cuisinaient et se chauffaient, un bassin pour se laver... « Ils faisaient vraiment tout dans cette pièce unique, ils y mangeaient, ils y dormaient, et bien sûr ils jouaient leur musique qui était pour eux un symbole d'espoir et de vie meilleure. »
En tout cas, un constat s'impose. En 1938, alors qu'il a déjà enregistré ses 29 titres, Robert Johnson vit dans la clandestinité et la précarité. Il n'est qu'un bluesman parmi les autres, qui cherche à survivre sans évidemment se douter qu'il influencera des générations de musiciens bien des décennies plus tard. De retour dans la rue qui ne doit pas dépasser 600 mètres, notre guide explique : « Les champs se trouvaient juste de l'autre côté du quartier, près de la rivière. Robert et Honeyboy jouaient donc ici pour ne pas aller ramasser le coton car la musique leur rapportait beaucoup plus.
Robert venait sur Young Street chaque samedi matin puis il se rendait sur Johnson Street. » Cette rue, dont le nom n'a aucun rapport avec celui du bluesman, longe la voie ferrée au sud-ouest du quartier. Dans les années 1930,
c'est la plus fréquentée dans les parages et elle intéresse naturellement les musiciens itinérants. Bien qu'elle soit à moins d'un kilomètre, il est toutefois peu commode de s'y rendre car il
faut faire un détour pour ne pas traverser un quartier habité par des Blancs...
Des textes qui marquent
Sur Young Street, Robert Johnson connaît un succès local significatif. Honeyboy Edwards, qui a identifié Baptist Town comme étant sa dernière demeure, raconte que lorsqu'il s'y produisait, il n'attirait que quelques personnes. Mais quand c'était au tour de Johnson, tout le quartier se déplaçait pour venir le voir. Selon Hoover, il y avait même tellement de monde que la police était obligée d'intervenir pour que les voitures puissent circuler !
Sans d'ailleurs pouvoir expliquer le phénomène : « J'ignore pourquoi tous ces gens venaient le voir. Sans doute en avaient-ils entendu parler, le bouche-à-oreille était très efficace dans la communauté noire. Honeyboy m'a aussi expliqué que Robert Johnson dégageait un feeling incroyable et que ses textes touchaient beaucoup le public. Les conditions de vie difficiles, les mauvais traitements, ceux qui l'écoutaient se retrouvaient dans les thèmes de ses chansons. Voilà pourquoi sa musique était si marquante. »
Particulièrement enthousiaste sur le sujet, Sylvester n'hésite pas à s'avancer, affirmant que l'influence de Robert Johnson allait au-delà du Delta : « Il a toujours voulu sortir du Delta. Il a pris le train pour se rendre à Memphis ou à Chicago, cherchant à sortir le blues du Delta pour l'emmener au nord, ce qui contribuera à sa notoriété et à celle de sa musique. Cela lui a pris du temps, il ne pouvait pas se payer le train et voyageait comme passager clandestin, mais il l'a fait. » En revanche, Hoover n'invente rien quand il évoque la mort de Johnson.
S'il confirme qu'il a bien donné ses dernières prestations ici, il précise qu'il a probablement été mortellement empoisonné dans un juke joint de la West Plantation, au nord-est de Greenwood. Et si la théorie de l'empoisonnement doit être retenue (elle n'a en effet jamais été totalement avérée), Hoover conclut à ce propos avec une ironie grinçante : « Une dernière chose, c'est bien une femme qui l'a empoisonné. Un homme n'aurait pas fait ça, ce serait trop facile. Un homme n'empoissonne pas un autre homme. Une femme, si. »
Rare était les bluesmen à vivre de leur musique
En arpentant cette rue avec Hoover, on se demande un peu pourquoi Johnson est venu jouer là plutôt qu'ailleurs. L'explication est double. Tout d'abord, simplement parce qu'il s'y sentait en
sécurité et pouvait exercer son art relativement librement malgré des conditions de vie certes difficiles. Car n'oublions pas que dans les années qui ont suivi la Grande Dépression, bien rares
étaient les bluesmen noirs à pouvoir vivre de leur musique dans les zones rurales.
Et puis, il n'avait guère le choix. Baptist Town était le quartier noir de Greenwood, dont il n'était pas question de sortir, comme le rappelle Hoover : « C'était le seul endroit où les Noirs pouvaient vivre à Greenwood. Les gens de couleur n'étaient pas autorisés à aller au-delà de la voie ferrée, ni nulle part ailleurs. Toute la communauté ou presque travaillait dans les champs de coton à proximité. »
Mais que subsiste-t-il de Baptist Town en 2011 ? Des rues peu animées, des maisons à l'abandon un peu partout, un taux de chômage très élevé (75 % selon Hoover !), le terme ghetto vient forcément à l'esprit. Un peu comme si le temps s'était arrêté. Hoover nous disait néanmoins que la musique de Johnson incarnait avant tout l'espoir.
Conscient de l'héritage historique de ce lieu représentatif de la culture afro-américaine, il organise des tournées et des événements dans le quartier, et il a fondé en 2006 avec sa femme Mary le musée Back in the day. Pour sa part, l'État du Mississippi a décidé début avril de restaurer Baptist Town. Le projet prévoit notamment la construction d'un parc public, la création d'un centre communautaire et la rénovation des habitations. Les héritiers de Robert Johnson mériteraient bien ça...
Une tombe bien à l’ombre
En attendant, nous ne souhaitons pas quitter Greenwood sans aller voir sa tombe. Du moins, une des trois. Car, histoire d'entretenir un peu plus la légende, on ne
sait pas vraiment où Robert Johnson a été enterré après son décès le 16 août 1938... Peut-être à Morgan City ou à Quito, deux autres localités du Delta. Mais les spécialistes restent circonspects
du fait de l'éloignement de ces deux sites, estimant qu'en 1938 on se contentait d'ensevelir quelqu'un à proximité du lieu de sa mort.
Dès lors, on peut légitimement penser que le bluesman repose près de la Little Zion Church au nord de Greenwood. Une thèse accréditée par le témoignage d'une certaine Rosie Eskridge, qui ne serait autre que la femme du fossoyeur ! En tout cas, la tombe est bien là, non loin de la route et de l'église, facile à trouver sous un imposant pacanier. Sur la pierre, quelques lignes d'un texte préalablement écrit par Robert Johnson : « Jesus of Nazareth, King of Jerusalem, I know that my Redeemer liveth and that He will call me from the Grave. » Un testament.
Cap au sud pour
rejoinde Crystal Springs.
Petite ville un peu repliée sur elle-même, le musée qui habrite la Fondation Robert Johnson semble être la seule attraction. Nous nous
retrouvons dans une grande salle plutôt impersonnelle où sont présentées quelques guitares, des reliques, des affiches et des peintures, des tee-shirts dédicacés...
Seul un antique piano sur lequel Robert et Tommy Johnson auraient composé retient l'attention. Nous ignorons si nous aurons la
possibilité de rencontrer Steven Johnson, le petit-fils de Robert, nos sollicitations depuis la France étant restées sans réponse. Mais le miracle s'accomplit, et c'est le maire en personne,
Arthur Lee Evans Jr., qui nous l’amène !
Un peu réservé, puis finalement détendu et souriant, Steven Johnson nous accorde un entretien. Alors, que ressent-il à l'heure des événements qui célèbrent le centenaire de la naissance de son grand-père ? « Oh, je me sens très bien, c'est un honneur et une fierté pour moi et pour ma famille, surtout pour mon père Claude, le fils de Robert. Je suis également très heureux de savoir que beaucoup de gens accordent une grande place à Robert dans l'histoire de la musique. »
Mais au fait, comment est né ce musée, quel sera le rôle de la fondation à l'occasion du centenaire ? « C'est le siège de la fondation, nous avons ouvert en mai 2006, nous avions pas mal de place et nous voulions faire quelque chose en relation avec Robert Johnson. Et cette année, nous avons monté plusieurs événements en des lieux où il a vécu et où il a joué, notamment à Hazlehurst, sa ville natale.
Ce sera le Robert Johnson Revue Tour. Outre Hazlehurst, je chanterai avec mon groupe à Jackson, à Tunica et à Biloxi au Mississippi, mais aussi à Memphis et à Chicago. Après une date de représentation en France, nous avons d'autres projets en Europe, nous sommes ainsi en contact avec l'entourage d'Eric Clapton. J'ai un groupe dans lequel je chante des titres en hommage à mon grand-père, avec un pianiste, un saxophoniste, un guitariste et un batteur. Nous avons débuté en octobre 2009, et mon rêve serait d'enregistrer un disque à Dallas au Texas, comme mon grand-père. »
Une âme invendable
Dans le musée, nous sommes intrigués par les guitares et surtout le vieux piano un peu déglingué, dont nous devinons qu'il a une histoire singulière. "Les guitares nous ont été offertes par des musiciens qui voulaient apporter quelque chose à ce musée. C'est notamment le cas de deux artistes qui ont joué avec Robert Johnson. Ainsi, j'ai fait un concert avec Honeyboy Edwards à Boston en janvier dernier.
Quant à Robert Lockwood, il a joué ici lors d'un festival que nous avons organisé en mai 2006, et il est mort peu après, en novembre. Quant au piano, c'était celui d'un groupe dans lequel se produisait Robert avec Tommy Johnson et James Adams. Robert jouait de la guitare, de l'harmonica, mais aussi parfois du piano. C'est un instrument très ancien, qui doit dater des années 1890. J'ignorais comme beaucoup de monde que Robert avait pratiqué le piano, c'est Adams, qui conduisait le bus scolaire à Crystal Springs, qui me l'a appris."
Ensuite, nous demandons à Steven de nous éclairer sur la troisième photo de Robert Johnson récemment retrouvée, en avouant que nous ne le reconnaissons pas et en nous étonnant de ne pas la voir dans le musée. « Nous la présentons sur la brochure. Sur cette photo qui a été authentifiée, Robert Johnson doit avoir environ 16 ans. Sans en être totalement sûr, nous présumons que l’autre personne figurant sur l’image est Johnny Shines. »
"J’ai imploré Dieu d’avoir pitié et de sauver ce pauvre
Bob"
Concernant l'influence considérable de Johnson, son petit-fils s'étonne d'abord de son importance sachant qu'il n'a vécu que 27 ans, puis il souligne qu'elle
n'a cessé de croître avec le temps et qu'elle dépasse le cadre du blues. Et comme il est également chanteur de gospel et pasteur depuis 30 ans, Steven ne s'offusque pas quand on lui pose
timidement l'inévitable question au sujet du mythe de son aïeul : "C'est une question normale. Le mythe autour du
carrefour auquel il aurait vendu son âme au diable en échange d'un talent guitaristique ne reflète pas la réalité. La réalité, euh, c'est que je suis un pasteur, je prêche depuis 30 ans, je suis
un représentant de l'Évangile et de Jésus.
Selon l'Évangile, toutes les âmes appartiennent à Dieu, OK ? Dieu nous programme pour faire ce que nous devons faire et pour le servir, mais il nous laisse également le choix entre le bien et le mal. Bien, premièrement, Robert Johnson n’a pas pu vendre son âme au diable puisqu’elle ne lui appartenait pas. Ensuite, souvenez-vous des paroles de la chanson : Je suis allé au carrefour, je suis tombé à genoux et j’ai imploré Dieu d’avoir pitié et de sauver ce pauvre Bob. Il n’est jamais question de vendre son âme au diable… »
Et Steven tient
à tuer définitivement le mythe : « En 1930, Robert a quitté le Delta pour revenir à Hazlehurst, sa ville natale. Alors qu’il recherchait son père, il a rencontré un bluesman, Ike
Zinermon, et il a commencé à le suivre partout où il allait, à vivre chez lui… Ike a fini par le considérer comme son frère. Tous deux ont joué dans plusieurs juke joints et ont même un peu
tourné dans les environs, le tout pendant quelque deux ans.
À son retour dans le Delta, Robert jouait magnifiquement bien de la guitare alors qu’il n’était a priori pas doué, et les autres artistes lui demandaient comment il avait fait, s’il n’avait pas vendu son âme au diable… Il répondait qu’ils pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient, il avait simplement appris à jouer ! »
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Que Robert Johnson ait vraiment étoffé sa maîtrise instrumentale dans sa ville natale est en revanche un beau symbole, et
nos derniers pas dans ses traces nous conduisent naturellement à Hazlehurst. Après avoir photographié une stèle commémorative, nous décrétons qu’il est inutile de s’attarder. Mais, en
déambulant dans le centre, nous apercevons un gosse assis devant une boutique.
Et le gamin de 9 ans, qui se prénomme Travis, ressemble incroyablement à Robert Johnson ! Mais on a beau lui expliquer qu’un des bluesmen les plus connus de l’histoire est né ici il y a tout juste un siècle, ça lui parle pas, à Travis. Non, Travis ne connaît pas Robert Johnson. Comme si, à Hazlehurst, on avait perdu sa trace...
Nous tenons à remercier pour leur collaboration : Florence Trouillard - Equinoxiales France, Paige Hunt - Greenwood Convention & Visitors Bureau, et Sally Garland - Crystal Springs Parks & Recreation.